samedi 17 juin 2017

1884: Meurtre à Touques

Un crime a eu lieu à Touques le 11 juin 1884.

Meurtrier: Jules Marie Louis Auguste ADELINE, agé de 20 ans.
Victime: son grand-père de 82 ans, Jean Jacques Toussaint BIETTE.

Dates clés:

Jules ADELINE tue son grand-père au domicile de ce dernier, dans la rue principale de Touques quartier Saint Pierre le 11 juin 1884 (aujourd'hui rue Louvel et Brière, après investigations dans le cadastre ancien on retrouve l'adresse exacte mais je ne préfère pas la mentionner, il est fort probable que les actuels occupants ne sachent pas qu'il y a eu un crime dans leur maison!).
Il est arrêté à Serqueux (45 km de Rouen) quelques jours après le drame puis jugé à Rouen le 22 août 1884.
Il est fusillé le 29 octobre 1884, place du Champ de Tir à Rouen.

Rue principale du Bourg de Touques
Cadastre ancien du quartier Saint Pierre à Touques, le crime a été commis sur une de ces parcelles cadastrales.

Etat-civil de l'environnement familial:

ADELINE Jules Marie Louis Auguste est né le 10 mai 1864.
Il est fils de ADELINE Auguste né vers 1820 Pont-Audemer et de BIETTE Louise Armande née le 19/08/1830 à Touques, mariés à Bonneville sur Touques le 1er juin 1863. Ladite BIETTE a un frère jumeau Louis Armand.
BIETTE Louise Armande est fille de BIETTE Jean Jacques Toussaint, le grand père du meurtrier, né à Touques le 25/10/1802 et de PILLON Marie Anne Julie née à Touques le 02/08/1797, décédée au même lieu le 15/12/1882, mariés à Touques le 06/02/1825.
Le couple PILLON- BIETTE a au moins une autre fille, la tante du meurtrier, Julie Désirée BIETTE née à Touques le 12/03/1828, elle s'est mariée le 19/01/1850 à Touques avec POUETTRE François Alexandre né à Touques le 20 octobre 1814. Ledit POUETTRE étant le petit fils de POUETTRE Jean François, qui fut Maire de Touques de 1808 à 1817. POUETTRE François Alexandre est aussi cousin germain d'Emile SOREL, père de l'historien Albert SOREL.

Recensement de 1881, Quartier Saint Pierre, le Bourg

Les faits:

De nombreux journaux de l'époque ont relatés cet événement. Le Journal de Caen du dimanche 24 et lundi 25 Août est très précis sur le déroulement de celui-ci suite au jugement de l'assassin. Voici la retranscription complète de l'article ci-dessous.

conseil de guerre permanent.
3ème région de corps d'armée

présidence de M. BARROY, lieutenant-colonel du 12ème régiment de chasseurs à cheval

Audience du 22 août 1884

L'assassinat de Touques

Le soldat parricide. Condamnation à mort.

Il y a quelques jours encore, cette cause criminelle se présentait avec une particularité qui devait ajouter une dose d'intérêt à l'audience: l'accusé Adeline, malgré les témoignages les plus accablants qui le désignaient avec la plus entière évidence comme le meurtrier de son grand-père, refusait d'avouer son crime. Avec une obstination digne d'un meilleur objet, il s'était enfermé dans un mutisme absolu, de peur de se "couper" dans les interrogations qu'on lui faisait subir. Soutiendrait-il cette attitude devant le conseil de guerre? On pouvait le penser, dit le Journal de Rouen, auquel nous empruntons ce compte-rendu, quand il y a trois jours, à la suite d'une entrevue avec son avocat, Adeline a fait mander le président du conseil de guerre, et, en pleurant, a fait la confession de son crime. Pourra-t-on lui tenir compte de cette preuve de bonne volonté et de repentir?
Avant d'être assassin, Adeline - qui n'a que dix-neuf ans - a été voleur; son passé est des plus tristes. Né à Touques (Calvados), il a été renvoyé du lycée de Caen d'abord, du lycée de Rouen ensuite, ce qui est déjà une mauvaise note. Son père en fit un clerc de notaire et le plaça dans une étude à Pont-l'Evêque. Là, Adeline trouva moyen de dérober 150 fr. à l'un de ses collègues; aussi fut-il chassé de l'étude. C'est alors qu'il contracta un engagement volontaire au 74e de ligne en garnison à Rouen.
Sa conduite au corps fût loin d’être exemplaire. Adeline eut des maîtresses; il avait loué une chambre en ville, et son genre de vie l’entraînait à des dépenses considérables. Il n'était prodigalités qu'il ne fit à la cantine; ses camarades, et au dehors "ses connaissances" pouvaient le croire fort riche, à le voir ainsi jeter l'argent par les fenêtres. D'ailleurs, hâbleur parfait, il parlait très haut de sa fortune.
On ne sait que trop, hélas! Aujourd'hui, comment il se procurait des ressources. Deux mois avant le crime qui l'amène aujourd'hui devant le conseil de guerre, Adeline était allé furtivement chez son grand-père, et, profitant de la confiance que le vieillard avait en lui, il lui avait volé 2,000 fr. Avec cela, il pouvait s'offrir des régals et des maîtresses.
Telle a été sa vie jusqu'au jour où, ses derniers écus follement dissipés, harcelé de tous côtés par ceux à qui il avait emprunté et par celles qui vivaient de ses libéralités, il a eu la fatale idée de voler encore son grand-père...dût-il en venir à le tuer pour lui prendre son or. La chose ne devait pas être difficile; quelle résistance pourrait lui opposer un vieillard de quatre-vingt-deux ans?
Froidement prémédité, cet odieux parricide a été exécuté, on va le voir, avec un effrayant sang-froid. Adeline part de Rouen dans la soirée du 10 juin dernier. Il arrive à Touques vers deux heures du matin. Le voici devant la maison de son grand-père, M. Biette; il sait qu'elle est fermée à clé et que, par derrière, elle est entourée de murailles; mais il connait assez bien les abords pour que ces obstacles ne l'embarrassent pas.
Il escalade le mur de la maison voisine, ou habite sa tante, en s'aidant d'une vieilles porte, saute dans le jardin, en cassant une branche d'un groseiller, et, de l'autre côté, un lilas courbé lui offre une sorte de marche-pied pour se hisser aisément sur le mur de son grand-père. Une fois là, il est dans place, car la porte de derrière de la maison de M. Biette ne ferme qu'au loquet. Tout cela ne lui a pas pris grand temps, et il devait être quatre heures au plus quand il s'est trouvé dans le couloir qui sépare en deux le rez-de-chaussée de la maison.
La chambre du grand-père était au premier. Pour y arriver, il fallait prendre l'escalier de la cuisine. Mais, depuis que M. Biette avait été volé deux mois auparavant (il ignorait que ce fût par son petit-fils) il se méfiait d'une nouvelle surprise et fermait au verrou en dedans la porte de la cuisine. Il a donc fallu qu'Adeline attendît pendant près de deux heures dans le couloir que son grand-père se levât et tirât le verrou. Se figure-t-on une pareille faction, au cours de laquelle le futur assassin songeait évidemment à l’abominable action qu'il allait commettre et, sans doute, attendait avec impatience l'instant où son grand-père viendrait s'offrir à ses coups, l'instant où il serait riche et héritier de sa victime!
C'est entre six heures et six heures et demie du matin, que M. Biette s'est levé et est descendu; même sans les aveux du coupable, on peut préciser l'heure, car l'un des témoins cités à l'audience, la fille Louise Barbe, servante de la tante de l'accusé, passant à six heures devant la maison a remarqué que les volets étaient fermés; une demi-heure après, en repassant, elle les a vus ouverts; or c'était le premier soin de M. Biette en se levant.
Adeline entend son grand-père aller et venir, puis tirer les verrous. Le vieillard tire enfin le verrou de la cuisine pour aller ouvrir les fenêtres des autres pièces, et il pousse la porte: celle-ci s'ouvre de dedans en dehors, dans le couloir, par conséquent, et masque le jeune homme. A peine le vieillard passe-t-il, sans le voir, à sa portée, qu'il s'élance sur lui par derrière, le saisit à la gorge, l'étreint violemment et le terrasse. Ce fut l'affaire d'un instant. Puis, craignant sans doute que son grand-père ne revint à lui, Adeline va dans la pièce voisine, avise sur la table une vieille corde à pain de sucre et lui passe le nœud au cou.
Certain de ne pas être dérangé, il monte à la chambre, fouille l'armoire, et le lit dont il bouleverse matelas et couverture; il trouve un porte-monnaie et de l'argent.
Il faut partir maintenant, et éviter d'être aperçu. Pour retarder le plus possible la découverte du cadavre, Adeline traîne par les épaules son pauvre grand-père dans un petit réduit, qui se trouve à coté du salon; c'est une sorte de débarras où l'on serre du bois et mille choses, et dont le sol est couvert de fragments de sciure et de copeaux. Sans doute à ce moment la victime a-t-elle eu encore un soubresaut convulsif, car Adeline a dû lui frapper le visage contre terre. Lorsqu'on a, en effet, relevé le cadavre, qui avait la face sur le sol, la joue gauche était toute sillonnée des poussiers en question, dont quelques-uns avaient pénétré assez profondément dans la chair; et, autre détail non moins horrible dans sa précision, le nez était brisé et les cartilages tordus!
Un dernier trait peindra le sang-froid avec lequel Adeline a perpétré son meurtre. Connaissant la maison, il savait que la porte de la rue, en s'ouvrant, faisait marcher une sonnette; or, au bruit de la sonnette, il sait que Louise Barbe viendra aussitôt apporter le lait du grand-père. Adeline monte sur une chaise et décroche le fil de fer qui met en branle la sonnette; plus de bruit possible.
Toutes ses précautions sont bien prises, et il compte très bien n'être pas vu. Mais, - par une juste punition de son forfait, - à peine vient-il d'ouvrir sans bruit la porte, qu'il se trouve sur le seuil nez à nez avec une jeune porteuse de pain Hélène Legrix, qui venait apporter un petit pain à M. Biette, et qui a parfaitement reconnu le jeune homme. Elle a même eu le temps d'apercevoir le fil de la sonnette qui pendait. Ce qui lui a arraché cette réflexion: "en voilà une qui n'a pas duré". Ce n'était pas la première rencontre qu'Adeline devait faire; quoique ayant pris non pas la grande route de Trouville, mais le chemin du bord de l'eau, moins fréquenté; il a été vu par dix personnes qui l'ont d'autant mieux reconnu qu'il était en habit civil, avec pardessus et chapeau de feutre, tel qu'on l'avait toujours vu au pays.
On sait le reste. Le cadavre découvert, l'opinion publique accusa aussitôt le meurtrier dès le premier moment. C'est même ce qui rend étonnant qu'Adeline ait pu passer plusieurs jours à Rouen, sans sa chambre, avec quelques allées et venues, sans avoir été inquiété. On sait, en effet, que ce n'est que le mardi suivant qu'il fût arrêté, à Serqueux, où il s'était sauvé, après avoir lu dans le Journal de Rouen le récit circonstancié de la découverte du crime, et son nom cité comme celui de l'assassin.
Nous avons rapporté les faits tels qu'ils résultent de l'accusation; on va voir quel système le jeune Adeline a soutenu devant le conseil. M. le lieutenant-colonel Barroy l'interroge d'abord sur ses antécédents:

D. Vous avez volé de l'argent dans la caisse de votre père quand il était chef de gare à Trouville?
R. Oui.
D. Vous avouez aussi avoir pris 150 fr. dans la caisse du principal clerc de l'étude où vous avez travaillé, à Pont-l'Evêque?
R. Oui.
D. Expliquez-nous la scène qui s'est passée le matin du 11 juin, où vous avez assassiné votre grand-père?
R. Je suis arrivé à Touques un peu avant cinq heures, et je me suis introduit par escalade dans le jardin, puis dans la maison, dont la porte du couloir ne ferme qu'a la clanche. Là, j'ai attendu. Mon grand-père est descendu, il est allé dans le jardin après avoir ouvert les volets; c'est à ce moment que je suis allé dans le bureau, puis monté dans la chambre pour prendre l'argent. Comme je redescendais j'ai été surpris par le retour de mon grand-père; mais il faisait sombre dans le couloir, je ne savais pas si c'était lui, j'ai eu peur, je suis sauté sur l'homme qui arrivait près de moi et je l'ai terrassé.
D. Il est étrange que vous n'ayez pas reconnu votre grand-père et que vous l'ayez étranglé comme cela, de but en blanc. Mais où avez-vous pris la corde avec laquelle vous l'avez achevé et qu'on lui a retrouvé au cou?
R. Ce n'est pas moi; je n'avais pas de corde; je ne sais pas.

M. le président l'interroge ensuite sur les circonstances qui ont suivi le crime, Adeline parait contrit; il parle bas, mais néanmoins avec assurance. Sur une dernière question:

D. Avez-vous quelque chose à ajouter pour essayer de vous disculper?
R. J'aimais bien mon grand-père; et si j'ai fait cela, c'est que j'y ai été entraîné par la passion des femmes.

L'interrogatoire des témoins devrait offrir peu d'intérêt, étant donnés les aveux de l'accusé. Aussi, d'accord avec la défense, le ministère public a-t-il demandé qu'un certain nombre ne fussent pas entendus.
Deux témoins habitant Rouen sont cités: la fille Clémentine Puissant, caissière d'estaminet, ancienne maîtresse d'Adeline, et M. Frémont, débitant, rue de la Chaîne, 3, chez qui Adeline avait loué une chambre.
La fille Puissant, qui se présente avec une toilette des plus tapageuses, se défend d'avoir été la maîtresse d'Adeline:
"Oh! non, alors, j'ai eu des relations passagères avec ce monsieur, mais pas sa maîtresse, jamais, ah! non."
Le tout avec une sorte de ricanement fort méprisant à l'adresse d'Adeline, qui juge à propos de protester et d'affirmer qu'elle a bien été sa maîtresse. Elle ajoute qu'elle n'a passé que vingt-quatre heures avec lui à Paris, au lendemain du crime, et qu'elle l'a quitté quand il lui a dit qu'il était déserteur.
Quant au logeur, M. Frémont, il raconte les faits qui se sont passés chez lui, et dont nous avons rendu compte. Rappelons-en les points principaux: Adeline s'était présenté chez lui comme orphelin de père et mère et jouissant d'un revenu de 1000 fr. par mois. La veille du meurtre de son grand-père, en partant de Rouen, il dit au logeur: " Ne vous étonnez pas si vous me voyez revenir avec une fausse barbe." Enfin, le témoin raconte comment, le quatrième jour après l'assassinat, Adeline, revenu à Rouen, et prévenu par sa maîtresse que le Journal de Rouen rapportait qu'on l'accusait d'avoir assassiné son grand-père, se fit acheter les quatre derniers numéros, les lut, brûla celui du samedi, qui contenait le récit, et partit immédiatement. Le lendemain, on l'arrêtait à Serqueux.

Le réquisitoire

M. le commandant Combelle, commissaire du gouvernement, prend la parole. L'honorable organe du ministère public rappelle d'abord les antécédents d'Adeline.
Né en 1864, à dix ans, il obtenait une bourse au lycée de Caen; renvoyé pour indélicatesse en 1880, il fut transféré au lycée de Rouen d'où il fut renvoyé à nouveau et déchu de sa bourse, pour insultes graves en public à deux maîtres répétiteur. Ses notes de lycée le représentent comme "sournois, difficile, toujours prêt à réclamer."Après avoir rappelé ses vols à Caen et chez son père, son engagement au 74e de ligne le 31 mars 1884, sa vie dissipée, ses dépenses folles, M. Combelle arrive à la scène du crime.
Il établit la préméditation par les deux voyages précédents qu'Adeline a faits par la manière dont il a exécuté son forfait, enfin par les précautions qu'il a prises.Il ajoute que l'opinion publique fut unanime à accuser Adeline, et, -fait qui produit sensation dans l'auditoire, - "les parents eux-mêmes du jeune homme l'en croyaient si bien capable que, depuis le crime, la tante d'Adeline, Mme Pouettre, la voisine de M. Biette, ainsi que sa servante, la fille Barbe, n'osèrent pas se coucher la nuit, tant que l'assassin ne fut pas arrêté, de peur qu'il ne revint leur faire un nouveau coup."
En terminant, M. le commandant Combelle requiert contre l'accusé une condamnation à mort.
La défense était présentée d'office par Me Goujon, qui plaide habillement les circonstances atténuantes, et réclame l'indulgence du conseil pour son triste client. Pendant toute sa plaidoirie, Adeline pleure à chaudes larmes.
Il est rappelé à la barre:

D. Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense?
R. Je me repens de tout mon cœur, malgré ce qu'a dit le ministère public, et la meilleure preuve, c'est que je me suis livré sans résistance à la gendarmerie, à Touques, et que depuis que je suis en prison, je n'ai pas dormi une seule nuit.

On l'emmène dans sa cellule.
Le conseil se retire dans la chambre des délibérations et rentre au bout d'un quart d'heure.
Adeline est déclaré, à l'unanimité, coupable d'avoir assassiné son grand-père, et condamné à la peine de mort et à la dégradation militaire.
Rappelé dans la salle, après le départ du conseil, il entend, sans sourciller, la terrible sentence.